L’avocat du 21ième siècle est celui qui sera parvenu à négocier avec la dextérité d’un pilote de Grand Prix le double virage en lacet que représente la multidisciplinarité et la libéralisation de la prestation de service juridique voulue par l’Organisation Mondiale du commerce (OMC).
LA LIBERALISATION DE LA PRESTATION DE SERVICE JURIDIQUE.
Le « General Agreement on Trade in Services » (GATS) porte deux principes essentiels de libéralisation de la prestation de service :
– le principe du libre accès au marché qui oblige les membres de l’OMC à ouvrir leur marché intérieur à tous les prestataires de services émanant des autres membres ;
– le principe du traitement national qui oblige les Etats membres de l’OMC à accorder aux prestataires de services, quelque soit leur nationalité, le même traitement que celui accordé aux prestataires nationaux de services.
Il suit que toute discrimination dans le marché domestique entre prestataires nationaux et étrangers est interdite.
On perçoit bien la portée de ces engagements pris par les Etats mais a-t-on suffisamment perçu, qu’aux yeux de l’Organisation Mondiale du Commerce – et donc de ses Etats membres – l’avocat est un prestataire de service comme un autre. ?
La note préparée par le Secrétariat de l’OMC sur les « Legal Services » rappelle que le « Service Sectoral Classification » range le service juridique dans un sous-secteur des « Business Services » et des « Services Professionnels » , ce qui rejoint assez la « Central Classification Product » des Nations Unies où la prestation de service juridique est subdivisée comme suit :
– avis juridique et représentation en matière pénale
– avis juridique et représentation dans des procédures concernant d’autres matières du droit
– avis juridique et représentation devant des instances quasi-juridictionnelles
– documentation juridique et certification
– autres avis juridiques et services d’informations juridiques
– et, depuis février 1997, arbitrage et conciliation qui jusque là étaient rangés sous la rubrique des services de consultance de management.
Lors de la négociation du GATS, les Etats ont toutefois pris une certaine distance par rapport à cette classification des Nations Unies lorsqu’il s’agissait de traiter des différents degrés d’ouverture du marché en matière de services juridiques.
C’est ainsi que la distinction fut faite entre
– droit du pays d’accueil (conseils et représentation judiciaire)
– droit du pays d’origine et/ou d’un pays tiers (conseils et représentation)
– droit international (consultation et représentation)
– documentation juridique et service de certification
– autres services de consultance et d’information.
Cette approche permet ainsi aux Etats membres de l’OMC de moduler le degré d’ouverture du marché de la prestation juridique selon la nature de la prestation (consultance et/ou représentation) et/ou « la nationalité » du droit concerné.
Le décor sera planté lorsqu’on aura ajouté que le GATS distingue quatre modes de prestations de services sur le plan international selon la localisation de l’utilisateur et du prestataire. Ces modes sont les suivants :
– transfrontaliers (le prestataire opère depuis son pays d’origine au profit d’un utilisateur situé dans un autre pays)
– consommation à l’étranger (l’utilisateur se rend dans le pays du prestataire pour y acheter ses services)
– la présence commerciale (le prestataire de service s’établit sur le territoire de l’utilisateur)
– présence de personne physique (une personne physique se rend temporairement sur le territoire d’un pays étranger pour y prester un service).
C’est dans ce contexte que le Secrétariat de l’OMC analyse l’état du marché de la prestation juridique et des barrières existantes à sa libéralisation.
Le Secrétariat observe que la demande de prestation de service juridique lorsqu’elle émane d’individus concerne le plus souvent des événements importants de la vie (tels que divorce, succession, achat immobilier, matière pénale, …) de sorte que dans la plupart des cas son besoin se limite à son propre droit national qui peut être rencontré par un prestataire national.
En revanche, le rapport du Secrétariat estime que la plupart des prestations de service juridique en matière de droit des affaires et de droit international émane d’entreprises et d’organisations opérant sur les marchés internationaux. Ces entreprises et organisations recherchent des prestataires de services juridiques à la hauteur.
Le droit des affaires et de droit international sont dès lors les secteurs qui sont les plus concernés par le commerce international de la prestation juridique, selon le rapport du Secrétariat qui ajoute que l’évolution des moyens technicologiques de communication rend de plus en plus facile et rapide la prestation de service juridique « transfrontalière », à l’exception de la représentation devant les Cours et Tribunaux.
Le rapport du Secrétariat indique – mais est-ce une surprise ? – que les deux principaux exportateurs de prestations juridiques de ces dernières années sont les Etats Unis et la Grande Bretagne en raison de deux avantages concurrentiels : d’une part la structure du secteur des prestataires de services juridiques dans ces pays qui repose sur des cabinets de grande ou moyenne dimension et d’autre part le rôle de plus en plus important de la loi anglaise et américaine dans les transactions internationales.
Le rapport du Secrétariat pose dès lors la question de savoir
– si la libéralisation du marché de la prestation juridique doit s’étendre à d’autres matières que le droit des affaires et le droit international,
– si cette libéralisation peut aider à modifier les actuels avantages compétitifs dont disposent les Etats Unis et la Grande Bretagne.
– enfin, si le développement du commerce électronique peut favoriser le développement du commerce de la prestation juridique par des petits cabinets et des avocats individuels.
L’état des travaux et des analyses du Secrétariat de l’OMC – ainsi résumés – me paraît inquiétant. Il n’est pas choquant que l’avocat soit considéré comme un acteur de la vie économique. Il n’est pas plus choquant que son activité soit considérée comme une prestation de service. Toutefois, les bénéficiaires des services rendus par l’avocat ne sont pas seulement des entreprises ou des organisations multinationales mais aussi des entreprises locales, des entrepreneurs, des petites entreprises, des individus, des pauvres, des exclus de la société…
L’OMC a-t-elle suffisamment pris en compte la fonction sociale de l’avocat ?
Quelque soit le bénéficiaire du service presté par l’avocat, quelque soit la forme sous laquelle ce service est presté (cabinets individuels, groupements, associations, associations internationales etc.) la prestation de services juridiques est et doit rester une profession et ne peut pas être réduite à un commerce. Les avocats ont, par fonction, une obligation à l’égard du public en terme d’indépendance, de confidentialité, de secret professionnel. L’avocat n’est pas un commerçant qui a besoin d’une libéralisation des marchés pour vivre ou pour survivre et le bénéficiaire de ses services n’est pas un consommateur qui doit être protégé mais un citoyen (qu’il s’agisse d’une personne physique ou une entreprise) qui doit être informé, conseillé et défendu.
Il est à craindre que cette fonction sociale ne soit pas prise en compte par les Etats membres de l’OMC dans les négociations GATS à venir et qu’une libéralisation de la prestation des services juridiques conçue exclusivement au départ des paramètres économiques ne mène à une différenciation de plus en plus grande entre la profession d’avocat dans les pays industrialisés par rapport aux pays non-industrialisés, une distorsion de concurrence entre la profession d’avocat en Europe Continentale par rapport aux Etats Unis et au Royaume Uni voire un éclatement de la profession entre le juridique et le judiciaire.
A cet égard, il n’est pas neutre de relever que des avocats français ont créé en mai 2000 le Syndicat « AAC – Association des Avocats Conseils » sur la base d’un constat d’échec de la fusion des professions des conseils juridiques et d’avocats intervenus en France en 1990 !
S’agissant de la libéralisation des services juridiques dans le cadre de l’accord de l’OMC, ce syndicat demande que les « consultants étrangers » soient rattachés à l’article 59 de la loi française du 31 décembre 1990 [1] de façon à leur permettre de donner des consultations et de rédiger des actes dans les « limites autorisées par la réglementation qui leur est applicable » , à savoir :
– l’exercice du droit sous son titre d’origine
– limitation de l’activité au seul droit d’origine.
Dans la foulée, l’Association des Avocats Conseils demande la remise en vigueur de l’article 62 du Titre II de la loi française du 31 décembre 1990 aujourd’hui abrogé et qui stipulait « tout acte sous seing privé contient les nom, prénom et qualité de son rédacteur si celui-ci ne justifie pas d’une assurance de responsabilité civile professionnelle »
On le voit, certains, hors de Belgique, ont déjà progressé dans la reflexion quant aux défis de l’OMC pour la profession.