L’avocat face à la concurrence

Les avocats sont concurrencés. Le Marché des Services Juridiques n’est plus leur monopole. Parlons du phénomène en fait d’abord, en droit ensuite.

Le fait de la concurrence

Où sont susceptibles d’aller chercher conseils et services juridiques, ceux que nous pourrions, croyons-nous, servir et conseiller ? Identifier ces adresses équivaut à répertorier nos concurrents. La concurrence, on le verra, opère aujourd’hui aussi bien par le haut (en visant nos clients les plus solvables) que par le bas (en visant nos clients plus impécunieux).

Voici le répertoire, non exhaustif, de nos concurrents :

– Les grands cabinets d’audit, dont les omniprésents « big five », avec leurs énormes moyens, leurs structures internationales, et leur présence assidue aux côtés de firmes de grande taille.

– Les grands cabinets d’avocats étrangers. Par acquisition ou création de cabinets dans de nombreux pays, ils essaiment et tissent de véritables toiles d’araignée, cherchant à posséder un bureau dans chaque ville du monde où se font des affaires. Les formules utilisées sont multiples pour constituer ces « chaînes » de bureaux.

– Les professionnels de la comptabilité (comptables, conseillers fiscaux, réviseurs, …). Présents à l’intérieur des sociétés et entreprises, ils conseillent fréquemment en droit et orientent la clientèle vers les avocats qui ont leur confiance.

– Les notaires dont l’image est bonne actuellement dans le public.

– Les conseillers juridiques, peu nombreux actuellement en Belgique (à l’inverse de ce que la France, par exemple, a connu), mais dont le nombre pourrait croître si l’accès au barreau devient trop difficile.

– Les firmes de recouvrement de créances.

– Les banques dont certains services conseillent la clientèle en droit (comme, par exemple, les services de private banking en matière successorale).

– Les compagnies d’assurances en matière de protection juridique. Sous couvert de gestion précontentieuse des litiges, elles gèrent un grand nombre d’affaires.

– Les syndicats qui assurent la représentation judiciaire, par délégués ou avocats, de leurs affiliés dans un nombre gigantesque de procédures. Ils assurent également un grand nombre de consultations et démarches juridiques.

– Les officines les plus diverses qui assistent leurs adhérents, voire toute personne, en cas de litige : le Syndicat des Propriétaires, Touring Secours, Test Achats, les boutiques de droit, les associations de consommateurs, les fédérations professionnelles, les CPAS,… (les Maisons de Justice demain ?)

Le discours traditionnel du Barreau face à la concurrence consiste à dire : nous sommes plus compétents, nous avons une déontologie stricte qui donne de grandes garanties à la clientèle, nous avons le monopole de la représentation procédurale, nos clients nous sont attachés et nos honoraires sont justement modérés.


Ce disant, le Barreau a tout faux :

La compétence ? Sommes-nous si sûrs de la posséder tous, en tous domaines ? Le temps de la compétence individuelle du généraliste omniscient est révolu. C’est la compétence pluridisciplinaire d’une équipe de juristes spécialisés et pointus que recherche la clientèle solvable. Nombre de bureaux d’avocats belges sont obsolètes. Nos puissants concurrents engagent des juristes de haute valeur qui offrent des services de haute qualité. Nos bureaux sont trop petits pour offrir une réelle compétence en tous domaines.

La déontologie ? Qui peut croire que nous ayons le monopole de la vertu ? Nos concurrents ont compris depuis longtemps que la clientèle voulait être assistée par des gens probes et discrets. Leurs traditions valent parfois les nôtres. Sommes-nous si corrects que cela ? Nombre d’avocats ne regardent guère aux moyens pour gagner un procès. Les autorités ordinales sont submergées, dépassées, noyées par des incidents innombrables dus à un respect de plus en plus approximatif de la déontologie.

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Le monopole de la plaidoirie ? Les délégués syndicaux plaident. L’arbitrage se développe et chacun peut y plaider. Surtout, nombre de nos bureaux sont totalement contrôlés par des syndicats, des firmes d’audit, des cabinets étrangers, des compagnies d’assurances, … Un bureau d’avocats, aujourd’hui, ça s’achète. L’avocat, souvent, n’est plus qu’un barrister. Bien sûr, on ne nous enlèvera pas la défense des drogués et des indigents ni la plaidoirie sur les pensions alimentaires.

L’attachement de la clientèle ? Notre ambroisie, c’est l’amour indéfectible de nos clients ! Brisons ce faux miroir. Les hommes d’affaires cherchent compétence et efficacité. Ils ne sont pas prêts à perdre un dossier pour ne pas chagriner leur vieil avocat de toujours. Si nos concurrents sont prospères – et certains le sont insolemment – c’est forcément d’ailleurs parce que beaucoup de ces clients qui nous adorent leur font confiance. Le petit client, lui, plus sensible aux honoraires, mais sans indifférence à la qualité, est de plus en plus volatile. L’avocat qui conserve aujourd’hui beaucoup de clients fidèles peut se le dire assurément : il est très bon !

La modération des honoraires ? Nous sommes des auxiliaires de justice traditionnellement désintéressés ! Vraiment ? Toujours ? Tous ? Allons, donc ! Il y aura toujours des saints parmi nous. Et des grippe-sous aussi ! Espérons que la loi du profit ne devienne pas un jour notre seule règle. Mais l’aspiration à l’aisance matérielle pour soi et sa famille n’est pas illégitime. De toute manière, gérer un bureau d’avocats sans souci de rentabilité, empêche tout développement qualitatif des services et condamne les collaborateurs à la sous-rémunération permanente (avec départ des meilleurs). Le client est résolument prêt à bien payer un service efficace, rapide, et qualifié. Par contre, un procès infini, aléatoire et brouillon sera toujours trop cher.

Faut-il, dès lors, promettre aux avocats belges de demain du sang, de la sueur et des larmes ?

Sûrement oui, si quelques virages ne sont pas bien pris prochainement. On peut même dire : si quelques batailles ne sont pas gagnées dès demain.

Par exemple ? Voici :

Mettre en ordre nos autorités ordinales. Les Flamands ne veulent plus de l’Ordre National et ne veulent pas d’un quelconque ersatz. Il est vrai que le « machin » fonctionnait mal ou pas. Rien ne sert de vouloir ériger une berge en travers d’un fleuve. Obtenons d’urgence du législateur l’instauration d’un Conseil de l’Ordre des Avocats francophones et germanophones. Qu’il ne s’agisse plus d’une assemblée de bâtonniers mais d’avocats élus sur base de programmes et élisant leur bureau, disposant de l’assistance de personnes qualifiées engagées à temps plein. Le pouvoir réglementaire doit être exclusivement réservé à cet ordre régional. Le disciplinaire et le contentieux professionnel doit rester de la compétence des ordres locaux (mais réorganisés).

Mettre en place un syndicat d’avocats doté de solides moyens financiers. Les intérêts professionnels, aujourd’hui, ça se défend ! Les Ordres sont déjà débordés par leurs tâches classiques, et empêtrés dans leurs procédures lourdes. Le syndicat pourra être beaucoup plus mobile et dynamique, n’étant pas une institution créée par la loi comme « organe du pouvoir judiciaire ». Cela étant, une idée démodée, même défendue avec de gros moyens, demeure une mauvaise idée.

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Augmenter le niveau de nos honoraires. Nous sommes nettement moins chers que les autres avocats d’Europe. La rentabilité de notre travail est le point de passage obligé pour une amélioration structurelle de la qualité de nos prestations et pour un agrandissement de la taille de nos cabinets. Sans moyens financiers, nous ne pourrons pas doter l’Ordre et le syndicat des moyens d’engager les meilleurs, financer notre publicité, moderniser l’équipement de nos bureaux, conserver notre indépendance et notre probité, et éviter la facture sociale insupportable entre avocats riches et avocats pauvres. Bien entendu, si nous augmentons nos revenus, sans améliorer au moins autant nos services, nos clients passeront plus encore à la concurrence (heureusement souvent beaucoup plus chère que nous, pour le moment).

Assurer aux indigents des services de qualité normalement rémunérés, et donc bien rémunérés, par les pouvoirs publics. Sans cela, la hausse des honoraires serait une monstruosité sociale. Les indigents doivent pouvoir se payer de bons avocats et donc ceux-ci doivent être rémunérés pour prêter leur assistance à ceux-là. Sans action dure du Barreau, nous n’obtiendrons cependant pas les moyens financiers indispensables malgré l’effet éminemment social que produiraient les efforts budgétaires. La mutualisation des honoraires peut être une heureuse alternative mais comment peut-on croire que le Barreau puisse l’obtenir des pouvoirs publics alors que lui-même palabre en interne depuis des années sur le sujet sans parvenir à savoir ce qu’il veut réellement ? La déclaration gouvernementale prévoit pourtant cette réforme capitale ! Nous sommes occupés à ne pas en profiter !

Obtenir une Justice efficace et de qualité. Notre marchandise de base, c’est le procès. Nous avons le bonheur d’un quasi-monopole de la plaidoirie. Or, c’est par là que nous périssons : nous vendons chaque jour les dysfonctionnements de la Justice à nos clients. Notre image de marque est atrocement détériorée par tous ces procès interminables. Le client veut bien payer mais comprend vite qu’il finance un immense gâchis et que son argent sert surtout à rémunérer les trésors d’énergie qu’il faut aujourd’hui uniquement pour arriver à la barre. Difficile d’avoir un look de winner pour les perpétuels carabiniers d’Offenbach que nous sommes.

Augmenter la taille de nos bureaux, actuellement les plus petits d’Europe (2,4 avocats en moyenne par bureau). Un bureau d’aussi petite taille ne peut assurer un service moyennement compétent que pour les problèmes les plus ordinaires de la clientèle la plus moyenne. Sachant que quelques bureaux comptent malgré tout plusieurs dizaines, voire centaines d’avocats, il faut bien comprendre que l’écrasante majorité des avocats belges travaillent seuls, surtout si l’on considère que beaucoup de bureaux ne sont que des associations de frais généraux regroupant en fait des avocats isolés. L’avocat individuel ne disparaîtra pas et reste adapté aux besoins d’une certaine clientèle. Mais que l’essentiel du Barreau wallon vive sur ce modèle est proprement suicidaire. Il faut poser également le problème de la tyrannie, dans certains barreaux, des petites structures sur les ordres, dont le conservatisme peut s’expliquer tout simplement ainsi. Cela étant, la taille des bureaux ne pourra croître que si la hausse des honoraires permet de bien payer des collaborateurs qui choisissent de s’intégrer dans des structures plutôt que de mieux vivre comme avocats individuels ayant fort peu de frais et ne déclarant que le minimum indispensable. Seuls les bureaux rentables peuvent aussi se développer et en intéresser d’autres pour des opérations de fusion ou d’association.

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Réviser notre déontologie. Nous sommes embarrassés de toute une série de scories sans autre justification que la force de l’habitude. Le formalisme règne en maître sur nos règlements dans lesquels fourmillent les obligations de se soumettre à toute une série de contrôles et d’autorisations. Il faut en tout cas libéraliser la publicité individuelle, garantir la liberté d’expression (notamment vis-à-vis de la presse) et la liberté d’association (même multidisciplinaire), assurer le droit d’ouvrir des cabinets multiples, permettre la critique justifiée, même publique, de certains magistrats défaillants… Un bon moyen de nettoyer nos règlements serait d’ouvrir enfin aux avocats le droit d’exercer des recours en annulation au Conseil d’Etat contre les règlements ordinaux illégaux ou disproportionnés. Par contre, il faut demeurer attaché avec plus que de la ferveur à ce qui fait l’âme (et la spécificité sur un marché concurrentiel) de l’avocat : nos devoirs de dignité, de probité, de compétence, de diligence, de confraternité et de respect du secret professionnel. Les sanctions, à ce titre, doivent être réelles.

Gagner la bataille de l’emploi. Un bureau ne vaut jamais que ce que vaut le plus mauvais de ses collaborateurs. La valeur d’un avocat est immédiatement et irréductiblement fonction de la valeur de ses collaborateurs. Il faut actuellement une sacrée vocation à un jeune pour venir au Barreau : il sera vraisemblablement mal payé pendant quelques années, devra assurer quasi gratuitement des prestations importantes pour les indigents, n’aura s’il est moyen d’autres perspectives que de gagner le revenu moyen brut annuel de 930.000 frs et moins encore s’il est moins que moyen, en ne bénéficiant comme sécurité sociale que de ce que lui vaudra la situation des indépendants belges, devra pourtant chaque jour travailler comme un damné en vivant avec le stress qu’apportent les procédures, les incidents et les clients exigeants, sans avoir toujours le bonheur de traiter des dossiers présentant un minimum d’intérêt intellectuel, devra s’astreindre à assister à des cours du stage et à subir des examens d’aptitude pour établir qu’il a tout pour faire un bon généraliste à l’ancienne mode, devra vivre chaque jour dans un milieu conservateur, hiérarchisé, et hypocrite… Les meilleurs comprennent vite qu’il y a mieux à faire de leur vie. Le pire mal que nos concurrents puissent nous faire est de détourner de nous les meilleurs des étudiants en droit (avec l’aide de règlements irresponsables et corporatistes visant à éloigner les jeunes du Barreau). Si les meilleurs vont ailleurs, c’est ailleurs qu’on rendra les meilleurs services et c’est ailleurs que les clients iront !